SEVICE PUBLIC

53. Bus stop.




53. Bus stop.


MERCREDI 01 AVRIL.


Comme tous les matins, Tony prenait le bus de ville pour une heure de trajet. Ce jour-là, aux commandes, c'était Arthur, un chauffeur qu'il connaissait comme collègue de transport. Il lui raconta qu'il avait été « muté » sur cette ligne définitivement et qu'il en était bien content : ça lui changeait des quartiers « chauds » qu'il écumait avant à ses risques et périls. Ils discutèrent un bon moment quand, arrivés à l'entrée d'une petite commune rurale, Tony fut étonné de voir trois individus encapuchonnés au beau milieu de la route. Les passagers trahirent leur inquiétude par un murmure d'angoisse. Arthur ne parut pas aussi désappointé et accéléra. Tony lui demanda ce qu'il faisait. La réponse fut simple : « T'inquiète pas, ils vont se pousser : crois-moi ! »
Et il tint parole : il fonça droit devant, le regard inflexible mais tranquille. Deux choses  parurent évidentes : que les trois malfrats voulaient arrêter le bus et qu'Arthur ne s'en laisserait pas conter. Tony, probablement comme les autres passagers, éprouva de l'angoisse au moment où aurait pu avoir lieu l'impact. Il eu un haut le cœur quand il crut reconnaître le dernier individu à esquiver le bus. Alexandre !
Les passagers, soulagés, applaudirent celui qu'ils considéraient manifestement comme un homme de confiance.
Tony fit remarquer au chauffeur qu'il avait reconnu au moins un des voyous. Et il lui demanda ce qu'il aurait fait s'ils n'avaient pas bougé. A sa réponse : « ils seraient pas restés ! », Tony comprit qu'Arthur n'était pas homme à renoncer à ses responsabilités, voire qu'il était tout à fait capable d'aller aussi loin que possible pour ne jamais y renoncer. Tony n'alla pas plus loin dans les questions, la chose aurait été impudique.
Quand une femme qui connaissait manifestement le chauffeur monta et commença à lui demander des nouvelles, Tony s'installa confortablement dans un fauteuil et se détendit. Il pensa qu'Alexandre était encore plus redoutable qu'il ne l'imaginait et rien ne poussait le surveillant à croire qu'il n'était pas accompagné par ses acolytes habituels. Johnny ? Ludovic peut être ? Et qui sait ce qu'ils auraient fait s'ils avaient arrêté le bus…
Tony était pensif : depuis quelques temps, il ne les voyait plus devant le collège alors que c'était son lot chaque fois qu'il ouvrait le portail pour accueillir ou faire sortir les élèves. Il pensa également que personne n'imaginait de quoi était réellement capable Alexandre, à part Ed peut être.
Ed ! Il avait beau être parfois un peu trop radical dans ses propos, il n'avait peut être pas fondamentalement tort, pensa Tony. Peut être était-ce même lui qui avait raison ! Au-delà de toute considération morale, Ed était le type de personne qui protégeait ceux qu'il considérait avant tout comme des victimes. Il était capable d'une dureté impitoyable à l'égard des fauteurs. Tony pensa qu'étrangement, on le considérait comme insensible alors qu'il avait à cœur de mettre à l'abri les plus faibles. Un étrange renversement qui n'en était pas un, à bien y réfléchir ! C'est parce que la direction considérait les fauteurs comme des victimes du système qu'elle désapprouvait l'attitude d'Ed qui passait du coup non pas pour celui qui protégeait les faibles mais pour celui qui les accablait, ajoutant ainsi la dureté institutionnelle à la dureté de la vie. Pour la première fois, Tony vit clair dans le conflit des forces en présence : Ed n'était pas un ange, mais il lui apparut clairement qu'il n'était pas l'être injuste qu'on lui reprochait… d'être… un roc… insensible aux intempéries…
Tony eu un bref instant conscience que ses pensées perdaient en cohérence, que des images se substituaient aux mots… c'était le signe qu'il s'endormait.
Et il se retrouva chez lui, dans le salon. C'était la nuit. La lumière était allumée au plafond. Il était assis à table avec ses parents. Ils sirotaient une bière. Tony regardait l'écran noir de la télé quand sa mère lui dit qu'elle avait vu les lunes de Jupiter depuis la fenêtre de sa chambre.
Tony – Et quel aspect elles avaient ?
Sa mère – Ben elles ressemblaient à des lunes !
Tony – Non mais d'accord ! Mais elles ressemblaient plutôt à des étoiles ou à la Lune ?
Sa mère, sur le ton de l'évidence – Mais à quoi veux-tu qu'elles ressemblent ? Une lune, ça ressemble à une lune !
Tony, exaspéré – Non mais ce que je veux dire, c'est que les planètes ressemblent à des étoiles parce qu'elles sont éloignées alors que notre Lune, elle est assez grosse pour qu'on en voit les détails à l'œil nu…
Sa mère – Je sais pas quoi te dire moi…
Son père, avec une voix qui n'était pas la sienne – Tu vois bien qu'il dort, là ?... – Tony fut choqué par cette voix qu'il ne reconnaissait pas…
Quand il ouvrit les yeux, angoissé de se sentir perdu et vulnérable, il vit Sébastien, Anthony et Alexis le regarder. Il eut un choc ! Il réalisa qu'il s'était endormi ; il se remémora les évènements récents. Anthony et Sébastien étaient exclus pour la semaine. Alexis avait pris deux jours et…
C'est ça ! On était mercredi et Alexis était censé reprendre les cours…
Tony éprouva une vive inquiétude : ils n'étaient certes pas bien vieux ni très imposants mais ils avaient sur lui l'avantage indéniable de l'inconscience. Leurs regards lui firent penser qu'ils s'apprêtaient à jouer aux cons avec lui et là, Dieu seul sait comment la chose pouvait se terminer ! Après tout, il venait de voir le frère d'Alexis essayer d'arrêter le bus. Et Alexis lui-même franchissait les degrés de la délinquance à une vitesse suffisamment inquiétante pour penser qu'en cas de problème, il finirait par retrouver le grand frère n'importe où… et Tony eu bon nez.
Alexis, tout en parlant à ses copains, ouvrit les hostilités. Le principe était simple : il se mit à insulter sans raison et avec un air de connivence Anthony. « T'es un bâtard, toi ! Ta mère, c'est une pute ! » Sébastien renchérissait dans des termes tellement orduriers…Anthony regardait en coin Tony et faisait semblant de répondre à ses copains.
Tony était mal à l'aise : il savait très bien à qui s'adressaient ces propos. Mais l'intention n'était pas explicite. S'il réagissait, il leur donnait l'occasion de se déchaîner avec un pseudo motif d'agression. S'il ne disait rien, ils pouvaient continuer à l'abreuver d'insultes dans la plus stricte impunité.
L'angoisse le céda à la peur.
Il éprouva de la honte à avoir peur de trois ados. Heureusement, Ed monta dans le bus. Tony n'en crut pas ses yeux. Qu'est-ce qu'il fichait là ?
Tony eut peur qu'Ed ne le voit pas, lui qui était au fin fond du bus. Il se tordit comme un ver afin d'être visible depuis l'entrée du bus. Et Ed le vit.
Il vint à Tony. Sébastien jeta un œil narquois à Ed et dit à ses copains qu'il n'était pas normal que des pions soient en retard. Ed, assis près de Tony, n'attendit pas que les choses se gâtent :
-    Bon, alors je vais faire simple : commencez pas à me faire chier si vous voulez pas que je vous allume, Ok ?
Alexis – Oh, il a pas l'air de bonne humeur le pion !
Anthony – Ouais, il est pas content de nous voir…
Ed se lève – Vous voulez vraiment jouer au con ?
Les trois élèves se turent en échangeant des regards de colère rentrée.
Et ils restèrent tranquilles. Tony éprouva un tel soulagement qu'il écouta à peine Ed. Alors qu'Ed lui racontait que sa voiture n'avait pas démarré et qu'elle avait perdu une grosse quantité d'huile, Tony pensa qu'il devait son soulagement à des manières de faire qu'il condamnait d'ordinaire. Il pensa au fossé qui séparait les positions de principes et les faits et sentit ses principes comme anéantis par la vacuité du manque de réalisme. Ou de force ?
Comment pouvait-il se résoudre à accepter le bien fondé d'idées qui faisaient fi de toute position philosophique ou éthique ?
Ed aurait sans doute fait la même chose qu'Arthur au moment où les malfrats avaient essayé d'arrêter le bus. Ils n'étaient pas hommes à se laisser réduire au rang de victimes. Leurs idées n'étaient pas élégantes mais eux, au moins, allaient au bout de ce qu'ils pensaient.
Qu'aurait-il fait, lui, Tony ?
Il se serait probablement arrêté de peur de blesser ses agresseurs.
Oui, il se serait probablement arrêté : il avait bien trop enclin à régler les problèmes par la discussion…







09/03/2012
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