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64. Au-delà de nos rêves.



64. Au-delà de nos rêves.

 

 

Samedi 16 Mai.

 

 

160km. En train, cela devait bien prendre une heure et demie. A condition qu’il n’ait pas de retard. Or, cela devait bien faire deux heures que Tony ruminait tout ce qui n’allait pas en regardant défiler le paysage. Sa fiancée Alexandra dormait paisiblement;  et Tony avait beau faire, il ne cessait de ressasser ses déboires au collège Casero.

Le père de Tony vint accueillir les deux tourtereaux à la gare. Après une heure de route, ils arrivèrent enfin à la maison. Tony n’y était pas venu depuis près de quatre mois : il faisait beau maintenant. L’été n’était pas loin et l’apéro se prendrait certainement dans le jardin.

Il posa ses affaires dans la chambre de son enfance et s’allongea sur le lit après avoir ouvert en grand la fenêtre – comme il le faisait autrefois. Il était près de dix neuf heures et le soir s’annonçait tiède. Alex parlait cuisine avec sa belle mère quand il songea à ses années collège. Collège qu’il voyait depuis sa fenêtre…

Etrangement, certains visages lui revenaient ; des copains, des profs… des ennemis. D’autres pas : il semblait que sa mémoire n’ait pas fixé les visages en fonction de son affection ou de son aversion. Certains épisodes lui revenaient, des épisodes agréables comme ce jour de fin d’année où le professeur de maths – peut-être – les avait autorisés à jouer aux cartes et à sortir les gâteaux… Mais il revit aussi la bande de merdeux qui lui avait rendu la vie impossible au moins deux ans. Quatre « cons » qui, par jeu, étaient passés d’un sobriquet ridicule, parfois repris par les profs, à des menaces de tabassage pour avoir osé l’ombre d’une contestation !

Il se souvenait de cet enfer qu’il avait pourtant si longtemps cherché à oublier…

De fil en aiguille, Tony songea à son enfance heureuse : c’était avant le collège et surtout chez lui, loin de l’école.

Il trouva son premier album photos. Ses parents lui avaient acheté un appareil jetable et Tony avait prit consciencieusement ses 24 poses en hiver. Sa grand-mère, dont le souvenir maintenant s’effaçait ; son chien, mort pendant ses études à l’université ; ses parents… « Mon Dieu ! » Comme ses parents paraissaient jeunes ! C’est qu’ils devaient être à peine plus vieux que lui aujourd’hui… Si ce n’est à peine plus jeune. Tony, troublé, se retrouvait face à des parents de même âge…

Ed passa discrètement la tête par la porte : il avait monté les escaliers à pas de loup. Il voyait son cousin songeur, mélancolique même. Il hurla tout ce qu’il put en faisant irruption dans la chambre.

Tony – Putain ! T’as failli me faire avoir une crise cardiaque !

Ed, hilare – Tu veux aller te changer ?

Tony – Très drôle… - Il pose son album - Alors ? Comment ça va ?

Ed – Ben c’est à toi qu’il faut demander ça !

Tony – Bof… ça va mieux… mais j’ai pas envie de retourner au bahut !

Ed – Parles-en au toubib ! Qu’il te prolonge un peu…

Tony – Je le vois lundi… Mais il va pas me prolonger indéfiniment ! C’est après que ça m’inquiète…

Ed – T’inquiète pas trop pour les élèves !

Tony – Pourquoi ?

Ed – Ils ont fini par virer Olaf ! Ca a pris du temps mais c’est fait !

Tony – C’est vrai ?

Ed – Oh ! J’aime pas faire de fausse joie… Tu savais qu’il était au collège à titre expérimental ? – Tony découvre – Bon, eh bien il dépendait d’un institut spécialisé dans les cassos… Je sais plus trop le nom de l’institut mais peu importe ! Le premier jour de ton absence, ils ont convoqué les cinq cons…

Tony – Les cinq cons ?

Ed – Oui ! Sébastien, Alexis, Olaf, Anthony et Ludovic. Evidement, Bretelle et Vandeputte ont pris leur défense… sauf pour Ludovic qui s’est fait crever par Hachiche : il la fixait droit dans les yeux et quand elle lui a demandé ce qu’il avait à la regarder de traviole, il lui a répondu qu’elle devait se taire ou un truc comme ça. Du coup la Hachiche s’est énervée et elle lui a collé un conseil de discipline. Les deux autres ont eu beau s’époumoner pour le protéger, rien n’y a fait ! Du coup, avec Dufour, ils ont tout fait pour sauver les autres crevards. Y’a qu’Olaf qui est passé en commission de vie scolaire et il a eu droit à toute l’indulgence de Dufour, Vandeputte et Bretelle.

Tony, outré – C’est pas vrai !

Ed – Attends ! Donc, le Olaf s’en sort et je crois que c’est le lendemain… - Ed réfléchit – Oui, c’est ça ! Le lendemain, il insulte Delage ! Et comme Vandeputte se la fait, comme par hasard…

Tony – De quoi ?!

Ed – Eh ouais ! Mais ça t’étonne, toi ?

Tony – Vandeputte et Delage ?

Ed – Non, qu’Olaf se fasse crever parce qu’il a mal parlé à Delage ! – Tony le regarde bizarrement – Toi, c’était pas assez important, mais la Delage…

Tony – Non mais ça, OK… Mais Vadeputte et Delage sont ensemble ?

Ed – Tu savais pas ?

Tony – Ben non ! Mais… et son mari ?...

Ed – C’est pas un problème, ça ! Ils ont fait ce qu’il y avait à faire pour pouvoir faire ce qu’ils avaient à faire… - Il ricane… de son sens de la formule, surtout ! – Ouais… du coup, le Olaf a pris l’air sans conseil, sans rapport, sans rien, quoi !

Tony – Je rêve !

Ed – Et quand j’ai fait remarquer à Dufour qu’ils avaient viré Olaf, il m’a gentiment expliqué qu’en fait il n’était pas viré mais qu’il retournait dans son institut. Note la subtilité !

Tony – Quelle subtilité ?

Ed – Eh bien : ça ne figurera pas dans son dossier scolaire !

Tony – C’est pas plus mal pour lui !

Ed – Ca, ça reste à voir… Mais c’est pas tout ! Sébastien, Anthony et Alexis s’en sont sorti à merveille !

Tony – Eh ben comme ça, ils recommenceront !

Ed – On a eu droit au couplet de Dufour : comme quoi on voulait tous leur mettre la tête sur le billot, qu’Alexis avait les problèmes qu’il avait parce qu’il était le frère d’Alexandre… bref : je t’avoue que j’ai pas eu le courage de batailler, surtout que de toute façon, ça n’aurait servi à rein !

Tony – Mouais… enfin : maintenant que j’ai craqué, je vais passer pour un con…

Ed – T’inquiètes ! J’ai leur ai plus ou moins bourré le mou comme quoi tu avais des problèmes de famille et que l’arrêt de ta thèse t’avait porté sur le ciboulot…

Tony – Ouf ! Merci !

Ed – J’ai du improviser un peu, surtout avec les CPE… j’espérais que ce que j’ai dit te convienne !

Tony – Carrément ! Je préfère qu’on me prenne pour un gros dépressif que pour un type qui a craqué à cause de gamins ! – Un instant – Pourquoi tu as dit que tu avais bourré le mou surtout des CPE ?

Ed – Ben parce que les autres peuvent comprendre…

Tony – Heu… peut être pas tous.

Ed – Si... maintenant qu’il n’y a plus Audrey.

Tony – Y’a plus Audrey ?

Ed – Non… elle s’est fait jeter par Dufour. Je crois que c’était le lendemain de ton arrêt de travail…

Tony – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Ed - Je sais pas trop… je crois qu’elle a fait des conneries et c’est venu aux oreilles des CPE. Du coup, quand elle a demandé des jours d’absence pour réviser ses exams, il lui a dit qu’elle pouvait les prendre mais qu’il déclarait un abandon de poste ! Du coup, elle s’est pas repointée le lendemain.

Tony – Ils auront vraiment été dégueulasses avec elle !

Ed – Ouais… enfin : elle s’entendait avec personne quand même… à part toi, peut être…

Tony, un trait d’humour – Bon : le collège tourne même sans moi alors.

Ed, amusé – Ben écoute : on essaie.

Tony – On sait jamais : on pourrait être irremplaçable !

Ed, plus sérieux – C’est là que je voudrais en venir : on n’est rien dans ce collège.

Tony – Non mais on est utile quand même…

Ed – Utile ? A qui ? Aux élèves ?

Tony – Ben oui ! Regarde : on a aidé Emilie à passer en seconde en lui faisant faire des maths l’an dernier ; on a évité à… - Un instant – Mince : comment elle s’appelait déjà ?

Ed – Qui ?

Tony – La fille qui était tombée… non : que des élèves avaient fait tomber dans les escaliers… on lui avait évité de servir de souffre douleur le reste de l’année.

Ed – M’en souviens pas.

Tony – Mais comment elle s’appelait ? – Il réfléchit – Ah ! C’est pénible, ça ! – Il reste pensif – Bref : regarde Myriam ! Sans nous, elle aurait eu encore plus de souci à se faire !

Ed, face à la fenêtre – D’autres s’en seraient occupé !

Tony, incrédule – Ah tu crois ? – Silence d’Ed – Il se trouve qu’avant que tu arrives au collège l’an dernier, j’avais l’impression d’être un peu le seul à être à cheval sur le règlement. Y’avait bien Anna : mais elle avait ses têtes et elle défendait toujours les petits morveux qui arrivaient à l’enjôler. Johanna : je te dis pas ! Elle, elle engueulait les gamins selon leur statut social. Et pour elle, un bourge, c’était avant tout un gamin qui vivait avec ses deux parents dans une maison et qui avaient un job tous les deux. Et lui, même s’il restait dans les clous, il était déjà en faute. Inutile de te dire qu’on n’était pas toujours d’accord. Cédric : bon ben tu t’en souviens… Si : y’avait Mario. Mais lui, il expliquait rien aux élèves, du coup il avait beau être pas mal dans son appréciation, les élèves ne comprenaient rien. Et puis t’es arrivé. On avait un peu la même façon de faire respecter le règlement. Bon : toi t’avais un style plus direct mais même si j’ai pas toujours été d’accord avec toi sur la forme, je me suis souvent appuyé sur ton autorité.

Ed – Ah bon… - Un instant – Tu veux en venir où ?

Tony – Si on oublie Olga et Maria, y’a eu après Anne Marie, Aurore, Bastien, Jules… et puis Gina ! Bon, eh ben on forme à nous tous une équipe solide : chacun apporte quelque chose à l’équipe ; on fait même tourner le collège quand il n’y a pas de chefs et ça arrive souvent ! On gère les parents, les problèmes… A la limite, j’ai l’impression que les CPE cherchent parfois la petite bête pour avoir quelques défauts à nous reprocher. Mais même eux savent qu’on est autonome. Bon : ben tout ça pour dire qu’on forme une équipe… Ils ont pas du en avoir beaucoup des comme ça !

Ed – Ca change quoi ? On partira les uns après les autres et le collège tournera quand même !

Tony – Pas aussi bien : regarde ! Sans Sauzéon, tu crois qu’on aurait réussi à pacifier la cour comme on l’a fait ?

Ed – Non mais nous partis, les élèves feront quand même leur scolarité ; ceux qui chargeront trop changeront d’établissement et les gens vivront leur vie… Dans quelques années, les élèves se souviendront même plus de nos visages… A part ceux qui nous détestent déjà peut être…

Tony – Je sais pas…

Ed – Non mais ça n’engage que moi. Ce que je veux dire, c’est qu’il vaut mieux ne pas trop nous impliquer dans ce qu’on fait et trouver un autre job si c’est possible…

Tony – Oh ! C’est toujours possible…

Ed, songeur – Ca, ça reste à voir – Un silence – Au fait : on t’a dit pour Mario ?

Tony – Non… mais j’ai ni portable ni internet.

Ed – Eh bien ils l’enterrent jeudi.

Tony, blanc – Il est mort ?

Ed – Ouais… Ils l’ont débranché à la fin. Son cœur a tenu une journée malgré ça. Le cœur d’un sportif, quoi. Gigi est allée le voir jusqu’à la fin… je crois qu’ils avaient une relation… enfin : à l’époque où ça allait.

Tony – Et tu vas à l’enterrement ?

Ed – Non, j’irai pas. J’aime pas ça et puis ça sert à rien : les morts, il faut s’en souvenir parce qu’il y a que comme ça qu’on les fait vivre un peu. Un cadavre… ca reste un cadavre. Par contre, Anna y va… les CPE aussi… pour l’instant c’est tout.

Tony – Je crois que je vais pas y aller…

Ed – On évite que les élèves l’apprennent… y’en a quand même pas mal qui pouvaient pas le blairer et ils seraient bien contents d’apprendre ça.

Tony – Même pas ceux qui l’aimaient bien ?

Ed – Non… Tiens : Emilie est passée au portail hier soir : on lui a rien dit.

Tony – Ah…

Ed – Y’avait les autres cons, aussi…

Tony – Lesquels ?

Ed – Eh ben Alexandre, Johnny, Ludovic… toute la clique, quoi ! Dufour a été obligé d’appeler les flics parce que ça a tourné en bagarre avec les élèves…

Tony – Encore ?

Ed – Ils sont venus pour emmerder Matt Lebras et il s’est pas laissé faire : total, ça a fritté. Quand Dufour est intervenu, Johnny lui a mis une baffe, ils ont fait tomber Sauzéon… Enfin : rien que le normal, quoi !

Tony – C’est pas vrai ça…

Ed – Heureusement qu’on leur a pas mis la tête sur le billot.

Tony – Cynique !

Ed, le regard dans le vague – Pas que ! – Un instant – Bref ! Tu fais quoi le weekend prochain ?

Tony – Ben ça dépend de quand je vais reprendre le boulot !

Ed – Non parce que je vais à la plage alors si ça te dis…

Tony – Je sais pas… Si je suis encore en arrêt, je peux pas venir !

Ed – C’est vrai… Ben sinon on se fait une bouffe ?

Tony – Pourquoi pas ?

Ed – Ok, va pour la bouffe !

Tony – Et y’a des élèves qui sont venus te parler de ce qui s’était passé ?

Ed – A propos ?

Tony – De moi.

Ed – Hein ? Ouais, ouais… ils sont dégoutés pour toi…

Tony – Ah…

Ed – Tu veux pas qu’on aille faire un tour plutôt que de rester dans ta piaule ?

Tony – Pourquoi pas ? – Il se lève de son lit – Et y’en a qui ont dit le contraire ?

Ed – De quoi ?

Tony – Y’en a qui avaient l’air de se frotter les mains ?

Ed – Pff… Non, j’ai vu personne… A part les autres cons ! – Ils descendent les marches.

Tony, visiblement embêté – Ah ouais ? Ils étaient contents d’eux ?

Ed – Non, c’est pas qu’ils étaient contents d’eux… C’est juste qu’ils sont incapables d’exprimer le moindre scrupule, c’est tout !

La mère de Tony – Vous allez en ville ?

Tony – Ouais, on sort marcher un peu…

La mère – Vous pouvez passer par la supérette me chercher de la coriandre ?

Tony – Ok… - A Alex – Tu viens ?

Alex, assise – Non, allez-y ! Je reste avec ta mère.

Tony – Ok… - Ils sortent de la maison.

Ed – C’est calme quand même ici…

Tony – Excuse-moi de revenir là-dessus mais t’es sûr qu’ils étaient pas satisfaits que je pète un câble ?

Ed, las – Mais… ils sont content de puer la merde de toute façon !

Tony – Mouais…

Ed – T’as la monnaie au moins ?

Tony – Hein ?

Ed – T’as la monnaie pour la coriandre de ta mère ?

Tony – Ah ! Ouais… - Il regarde dans sa poche : 12 euros et des poussières…

Ed – Ok… Sinon j’en ai moi aussi !

Tony, en regardant passer un ado – Regarde !

Ed – Eh ben ?

Tony – Tu trouves pas qu’il ressemble à Alexis ?

Ed – Pff… Pas spécialement !

Tony – Tu trouves pas ?

Ed – Non, pas spécialement ! Il a bien une tête de con, mais bon : ils en ont presque tous une à cet âge !

Tony, acerbe – Ca veut peut être dire qu’on en avait une nous aussi, à l’époque !

Ed – Ah mais moi, j’étais un vrai petit con ! Je me demande même comment j’ai pas mal tourné !

Tony, songeur – Ca veut peut être dire que c’est normal, à leur âge, de se comporter comme ils le font !

Ed, d’un haussement d’épaules – Mais oui c’est normal ! Ce qui l’est moins, c’est la lâcheté ou le laisser-aller chez les adultes !

Tony – Ouais mais on était comme eux au même âge !

Ed – Oui ! Mais on se faisait crever à la moindre entourloupe… Et regarde : ça nous a pas tués !

Tony, dubitatif – Mouais…

Ed – Un ado qui veut te marcher dessus, c’est dans l’ordre des choses. Ce qui l’est moins c’est tous ces cons de pédago qui laissent faire sous prétexte de… Tiens, je saurais même pas donner le prétexte, d’ailleurs ! Ils sont tellement cons que j’en perds mes mots – Une jolie brune passe, de court vêtue – Ouh là ! Jolie !

Tony – Hein ? Bof…

Ed – T’aime pas les brunes, toi ?

Tony – C’est pas ça… J’y prête pas attention… - Un instant – Et les CPE, ils ont dit quelque chose ? – Ed regarde son cousin avec un air dépité – Je sais, je suis chiant avec ça mais j’ai vraiment besoin de savoir !

Ed – Non, t’es pas chiant ! Ce que je comprends pas c’est que tu parles systématiquement boulot ! – Les garçons approchent de la supérette.

Tony – J’ai besoin de savoir ce qui se dit…

Ed – D’accord. Mais maintenant que je t’ai dit le plus gros, tu devrais penser à autre chose ! C’est pas sain de ressasser ce qui s’est passé !

Tony – Mais j’y arrive pas ! Je fais pas exprès de penser au collège !

Ed – Mais va voir tes sœurs… je sais pas moi…

Tony – Ca change rien ! Ca tourne, ca tourne dans ma tête… Même lorsque j’essaie de penser à quelque chose d’autre, ça me revient en pleine face à la moindre occasion. J’ai même rêvé cette nuit que je partais de chez mes parents avec Anne Marie pour aller à Casero à pieds – Ed a les yeux écarquillés – On traversait une sorte de forêt dans laquelle étaient parquées un tas de caravanes. On devait mettre deux jours pour arriver. Et en arrivant, Dufour nous reprochait d’être arrivés trop tard : un gamin avait redoublé parce qu’on n’avait pas pu l’aider en maths… - Ils entrent dans la supérette.

Ed – Ah oui, alors là… - Les deux garçons se regardent – Plus tu souffres, moins tu t’éloignes de ce qui te fait souffrir en somme !

Tony, péremptoire – C’est parce que ça me fait souffrir que je ne peux pas m’en éloigner !

Les deux garçons se dirigent vers les produits frais. A ce moment Tony regarde le personnel pour y déceler des visages surgis de son enfance. Et il reconnaît en effet monsieur Prietto, le directeur. Il semble n’avoir pas vieillit… à moins que ses défauts de mémoire ne cachent les rides et cheveux pas franchement blancs. Tony se saisit d’une botte de coriandre fraîche. Ed, lui, prend une table de chocolat. Comme au bon vieux temps, pense Tony. Et ils passent en caisse. Devant eux, un bonhomme qui doit lâcher quelques louises compte tenu de l’odeur ambiante.

Ed, en retournant dans le magasin – Je vais chercher une bouteille de Coca.

Tony, toujours à la caisse – Hein ?

Ed – Non ! Ine !

Tony – De quoi ?

Ed s’en va un instant. Tony pense qu’il risque de ne pas être revenu quand la caissière passera à lui. Le bonhomme devant sent toujours aussi mauvais. La caissière doit le sentir aussi vu la grimace qu’elle fait. Soudain, Tony se prend un coup de chariot dans les fesses. Il se retourne : c’est une mémé toute petite et antipathique qui le regarde l’air effronté. Détail qui agace Tony. Puis, il sent un coup d’épaule. Il se retourne de nouveau et voit la mémé dos à dos en train de vider son chariot sur le tapis roulant. Elle pousse même ses articles d’un revers de main. Le sang de Tony ne fait qu’un tour… Bon : un demi-tour compte tenu du fait qu’il n’ose rien dire… Mais il n’en pense pas moins !!!

Ed revient au moment ou la caissière passe à leurs articles. Ed double la mémé pour rejoindre Tony et poser sa bouteille de Coca sur le tapis.

La mémé – Vous passez, là ?

Ed, serein – Non mais on est ensemble !

La mémé, méfiante – Oh ! Mais vous auriez pu passer quand même !

Ed – J’aurais demandé quand même !

La mémé, sèche – Ou pas !

Là, la caissière,  pourtant jeune mais à l’air vieux les encaisse et ils sortent de la supérette.

Tony – Non mais t’as vu la vieille ?

Ed – Mouais…

Tony, remonté – Je sais pas ce qui m’a retenu de l’envoyer chier !

Ed – Bof… Ca servirait à rien de toute façon.

Tony – Ca m’énerve, moi, les vieux cons !

Ed – Elle devait l’être jeune, va !

Tony – Pourquoi tu lui as rien dit ?

Ed, en ouvrant la bouteille – Parce qu’elle risque pas de me casser la gueule!

Tony, dubitatif – Ah…

Ed – Tant pis pour la sèche ! – Et il déchire le papier de la tablette de chocolat.

Tony – Bah ! T’en as pas besoin de toute façon !

Ed – Du chocolat ?

Tony – Non, de la sèche !

Ed – Tu me prends pour un canari ?

Tony – De quoi ?

Ed – Les canaris… les os de sèche…

Tony, amusé – Ouh là !

Un groupe de cinq garçons, d’environ quinze ans, croise Ed et Tony. Les ados leur coupent la route, forçant nos deux forçats à s’arrêter pour leur céder le passage. Les ados les regardent, l’air narquois et l’un d’eux dit à voix bien haute : « Et oui, c’est ça les jeunes ! », remarque à laquelle rient les autres à coup de regards insistants.

Tony, désemparé – Pourquoi ils font ça ?

Ed – Tu veux dire pourquoi ils nous font le procès d’intention de penser à eux négativement, comme des jeunes qui ne respectent plus rien et autres conneries du même tonneau ? – Tony le regarde – Parce qu’on leur a appris, partout, que leur seule présence était une saine provocation à l’endroit des vieux cons, et que leur seule naissance était déjà un défi à l’esprit moisi des gens qui ne comprennent rien ! Voilà tout ! Mais ça, on en a déjà parlé ! Et tu sais ce que j’en pense ! Ils n’ont pas appris à avoir peur. Du coup, ils ne respectent personne. Et l’on justifie la chose par leur jeune âge.

Tony – …

Ed, sans états d’âme – On fait un détour par le bahut ?

Tony, décontenancé – Ok…

Les garçons montèrent une côte assez raide tout en haut de laquelle dormaient les ruines d’une piscine municipale et d’une sale polyvalente brulées depuis quelques années. Un lieu que Tony, jeune, aimait beaucoup. Il eut un pincement au cœur à l’idée de son passé parti en fumée. Contrairement à Ed, il ne pouvait pas s’arrêter sur la seule incrimination des délinquants qui avaient cru bon, un soir, pour s’amuser, de dépouiller de ses biens une commune déjà fort peu pourvue.

Ils s’arrêtèrent enfin devant le collège.

Leur collège.

Chacun à ses pensées, les garçons gardèrent un instant le silence. Ed remarqua que de là, ils voyaient la fenêtre de la chambre de Tony. Il ne l’avait jamais su. Ou peut être oublié, lui avait fait remarquer Tony.

Et puis Tony, tout à son habitude, se laissa absorber par ses souvenirs tandis qu’Ed se déchainait sur sa plaque de chocolat. Il se souvint de Célia… Il était en cinquième ; elle, entrée en sixième. Il la trouvait tellement jolie que des années après l’avoir vue pour la première fois, son type déterminerait les filles qu’il trouverait à son goût. Châtain aux yeux bruns, la peau mate et plutôt petite, elle plaisait à bien d’autres garçons. Mais Tony était en cinquième et rien n’était pire à ses yeux que de sortir avec une fille de sixième. Ses copains d’alors, Benoît – le bien nommé ! - en tête, ne lui auraient rien passé.

« Dingue » d’elle mais tenu au silence, il n’avait rien trouvé de mieux que de l’embêter. Si le pion Tony avait été là… Arrivé en troisième et elle en quatrième, il en pinçait toujours pour la demoiselle qui avait eu le temps de sortir avec pas mal de garçons. Puis il advint qu’il redoubla. A cette époque, plus rien n’allait pour lui. Quelle ne fut sa surprise quand il vit, le jour de sa dernière rentrée au collège, ladite Célia dans sa classe !

Benoit, redoublant lui aussi, avait essayé de jouer les entremetteurs… ce qui ruina définitivement toute chance pour Tony de sortir aves la fille « de ses rêves ». Heureusement, pensa Tony, qui devait rencontrer l’année suivante Celle qui vivait toujours avec lui.

Le téléphone sonna. C’était sa mère. Qui attendait sa coriandre. Les deux garçons reprirent le chemin de la maison.

Ed – Quand est-ce que tu viens à Casero porter ta prolongation d’arrêt de travail ?

Tony – Lundi prochain. Si je viens !

Ed – Comment ça ?

Tony – Je me demande si je ne vais pas faire un abandon de poste…

Ed – Ben l’année est finie. Essaie au pire de te faire prolonger un peu ! Tu auras les vacances de payées, comme ça.

Tony, pas convaincu – C’est vrai…

Ed – T’as bossé toute l’année ! Va pas leur faire cadeau de tes vacances !

Tony, cette fois convaincu – C’est vrai ! Y’a pas de raison !

Ed – Ben pas vraiment, non !

Tony – Par contre c’st ma dernière année !

Ed, amusé – Tu crois ?

Tony – Oh oui ! Dès les vacances, je me mets à chercher autre chose !

Ed – J’espère que tu ne resteras pas par scrupules en tous cas !

Tony – Oh que non !

Ed – Non mais je veux dire par rapport aux élèves qui auraient besoin d’être aidés et tout ça !

Tony – Tu rigoles ?

Ed – Quand je vois comment tu t’investis auprès des drôles… non !

Tony – Ouais mais c’est fini cette époque ! – Ed sourit – Tu me crois pas ?

 

 

 

 







14/09/2012
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